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Pourquoi les situations super-propagatrices sont-elles cruciales pour comprendre l'épidémie de COVID-19 ?

Texte mis à jour le 2020-06-23


L'épidémie de COVID-19 se propage en grande partie via des situations super-propagatrices. Pour éviter une nouvelle flambée épidémique, il est important de surveiller et limiter les lieux/événements les plus "inflammables" et ainsi empêcher la survenue de situations super-propagatrices.

L’efficacité de la transmission de la COVID-19 d’une personne à une autre est extrêmement variable : la majorité des infections s’éteignent sans descendance, mais un petit nombre d’infections (10 à 20 %) est responsable d’un grand nombre de cas de contamination (jusqu’à 80 %). Ce phénomène pourrait expliquer qu’en France la poussée épidémique majeure n’ait eu lieu qu’en mars 2020 bien que le coronavirus SARS-CoV-2 ait été sporadiquement présent sur le territoire français dès décembre 2019.

La survenue de situations super-propagatrices (« superspreader events ») est essentielle pour que naisse une flambée épidémique. Ces situations peuvent être biologiques, si certaines personnes émettent plus de particules infectieuses que les autres, et sociales, lors d’événements concentrant un grand nombre de personnes au même endroit. Elles permettent à la COVID-19 de passer d’un niveau “bruit de fond” au stade épidémique. Comprendre et contrôler en amont ces situations, lieux ou événements super-propagateurs est essentiel pour prévenir l’apparition d’une éventuelle deuxième vague sans devoir recourir aux mesures extrêmes de confinement.

Pour comprendre comment la COVID-19 se propage, connaître son taux de reproduction (R0) ne suffit pas. Il faut aussi tenir compte d’une autre caractéristique des infections, leur facteur de dispersion k (kappa). Si le taux de reproduction reflète la contagiosité moyenne sur l’ensemble des personnes infectées, le facteur de dispersion mesure la variabilité de ce taux de reproduction au sein de la population.

Quand k est élevé, l’épidémie progresse de façon progressive et uniforme, façon tache d’huile : il s’agit de la situation constatée lors de l’épidémie de grippe espagnole en 1918. Plus k se rapproche de 0, pour un même R0, plus le nombre de personnes contaminées par une personne infectée est variable et plus l’épidémie peut se propager par des événements super-propagateurs. Par exemple, lorsque k = 0,1 et R0 = 3, 73 % des individus contaminent moins d’une personne, mais 6 % en contaminent plus de 8. L’épidémie progresse alors de manière discontinue ce qui, en termes statistiques, répond à une distribution binomiale négative (alors que la grippe saisonnière se rapproche davantage d’une distribution de type Poisson, qui est atteinte quand k tend vers l’infini). Un mode de diffusion passant par des situations super-propagatrices a été observé lors de l’épidémie de SRAS (R0 = 2 ; k = 0,16) et, à un moindre degré, celle de MERS (R0 = 0,6 ; k = 0,25). Les estimations de k sont moins précises que celles de R0 car k est une mesure de la dispersion alors que R0 est une moyenne. Cela signifie que de nombreux cas de transmission sont nécessaires pour pouvoir obtenir une bonne estimation de k. Pour l’instant, selon les études, la valeur de k pour la COVID-19 serait autour de 0,1-0,4.

Dans ces conditions, il est statistiquement nécessaire que quelques dizaines de cas surviennent simultanément pour créer les conditions nécessaires à une envolée épidémique. C’est là où les situations super-propagatrices jouent un rôle important : soudain, le milieu devient favorable à la propagation de la COVID-19, malgré sa faible contagiosité chez la majorité des personnes infectées. Cette particularité explique que les foyers les plus importants de COVID-19 ne soient pas systématiquement apparus dans les grandes métropoles (comme c’est le cas pour les infections à distribution de type Poisson), mais également dans des lieux moins peuplés (par exemple Mulhouse ou Codogno), là où avait eu lieu un événement super-propagateur. Par ailleurs, toujours selon la distribution binomiale négative, une fois un foyer installé, la croissance du nombre de cas explose rapidement, en quelques générations de patients infectés. Les modèles épidémiologiques prédisent que établir et stabiliser la croissance exponentielle d’une telle épidémie, il faut un apport continu de situations super-propagatrices. Ces résultats suggèrent donc que l’épidémie peut être largement maîtrisée si les situations super-propagatrices à l’origine de la transmission sont éliminées.

Si quelques foyers infectieux dominent la transmission du coronavirus SARS-CoV-2 alors que la plupart d’entre eux s’éteignent d’eux-mêmes, cela signifie que, pour éviter une nouvelle flambée épidémique, il est critique de connaître et surveiller les lieux/événements les plus “inflammables” et ainsi empêcher la survenue de situations super-propagatrices.


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Sources

Le coronavirus SARS-CoV-2 a probablement été sporadiquement présent en France dès décembre 2019.

Deslandes, A., Berti, V., Tandjaoui-Lambotte, Y., Alloui, C., Carbonnelle, E., Zahar, J. R., ... & Cohen, Y. (2020). SARS-CoV-2 was already spreading in France in late December 2019. International Journal of Antimicrobial Agents, 106006.

Le R0 pour la grippe saisonnière a été estimé à 1,3 (entre 0,9 et 2,1).

Coburn, B. J., Wagner, B. G., & Blower, S. (2009). Modeling influenza epidemics and pandemics: insights into the future of swine flu (H1N1). BMC medicine, 7(1), 30.

Le facteur de dispersion k pour le SARS avait été estimé à 0,16 (90% confidence interval 0.11–0.64).

Lloyd-Smith, J. O., Schreiber, S. J., Kopp, P. E., & Getz, W. M. (2005). Superspreading and the effect of individual variation on disease emergence. Nature, 438(7066), 355-359.

Le facteur de dispersion k pour le MERS-CoV avait été estimé à 0,26.

Kucharski, A. J., & Althaus, C. (2015). The role of superspreading in Middle East respiratory syndrome coronavirus (MERS-CoV) transmission. Euro surveillance, 20(25), pii-21167.

Une étude des clusters à Hong-Kong (correspondant à 1037 personnes testées positives) effectuée en mai 2020 estime que 20% des cas de contamination de SARS-CoV-2 sont responsables de 80% de la transmission locale. Les expositions sociales produisent plus de cas secondaires que les interactions familiales ou de travail. Le facteur de dispersion k est estimé à 0.45 (95% CI: 0.30-0.72).

Adam, D., Wu, P., Wong, J., Lau, E., Tsang, T., Cauchemez, S., ... & Cowling, B. (2020). Clustering and superspreading potential of severe acute respiratory syndrome coronavirus 2 (SARS-CoV-2) infections in Hong Kong.

Une étude britannique estime pour la COVID-19 que pour des valeurs de R0 autour de 2-3, le facteur de dispersion k est autour de 0.1 (médiane 0.1; intervalle de confiance 95% : 0.05-0.2 pour R0 = 2.5) : cela implique que 10 % des individus sont responsables de 80 % des cas de contamination.

Endo, A., Abbott, S., Kucharski, A. J., & Funk, S. (2020). Estimating the overdispersion in COVID-19 transmission using outbreak sizes outside China. Wellcome Open Research, 5(67), 67.

Une étude suisse de modélisation de la COVID-19 jusqu'à janvier 2020 situe R0 entre 1,4 at 3,8 (médiane à 2,2) et k entre 0,014 et 6.95 (médiane à 0,54). Les données de l'épidémie jusqu'à janvier 2020 ne permettent pas d'obtenir une estimation plus précise de k. Les estimations de k sont moins précises que celles de R0 car k est une mesure de la dispersion alors que R0 est une moyenne.

Riou, J., & Althaus, C. L. (2020). Pattern of early human-to-human transmission of Wuhan 2019 novel coronavirus (2019-nCoV), December 2019 to January 2020. Eurosurveillance, 25(4), 2000058.

Sur la base des génomes de coronavirus SARS-CoV-2, une équipe d'Oxford a estimé que le coronavirus avait atteint le Royaume-Uni et commencé à se propager à l'intérieur des frontières du pays lors de au moins 1 356 introductions, et que ce nombre était probablement sous-estimé. Les introductions sont surtout survenues via des voyageurs en provenance d'Espagne (34%), de France (29%) et d'Italie (14%).

Pybus O., Andrew Rambaut, Louis du Plessis, Alexander E Zarebski, Moritz U G Kraemer, Jayna Raghwani, Bernardo Gutiérrez, Verity Hill, John McCrone, Rachel Colquhoun, Ben Jackson, Áine O’Toole, Jordan Ashworth, on behalf of the COG-UK consortium. (2020) Preliminary analysis of SARS-CoV-2 importation & establishment of UK transmission lineages. Preprint on virological.org

Explications sur le paramètre kappa et l'importance des situations super-propagatrices.

Korsia-Meffre, S. (2020). COVID-19 : "La seule chose qui compte, c'est l'endroit où s'qu'elle tombe" ou comment éviter une éventuelle deuxième vague. Vidal

Cette étude montre que plus le volume de la voix (amplitude) est élevé, plus le nombre de particules émises pendant la parole est élevée, allant de 1 à 50 particules par seconde (0,06 à 3 particules par cm3) pour des amplitudes faibles à élevées, quelle que soit la langue parlée (anglais, espagnol, mandarin ou arabe). De plus, une petite fraction des individus se comporte comme des «super émetteurs», libérant systématiquement dix fois plus de particules que les autres.

Asadi, S., Wexler, A. S., Cappa, C. D., Barreda, S., Bouvier, N. M., & Ristenpart, W. D. (2019). Aerosol emission and superemission during human speech increase with voice loudness. Scientific reports, 9(1), 1-10.

Article soumis le 27 mai qui fait le point sur les situations super-propagatrices dans le cadre de la propagation de l'épidémie de COVID-19 et identifie les facteurs-clés d'une situation super-propagatrice. Si l'épidémie de COVID-19 prend de l'ampleur et dépasse quelques dizaines de cas, alors la dynamique de transmission commence à montrer une croissance exponentielle stable, avec un taux de croissance approchant celui d'un modèle avec une distribution de Poisson ayant le même R0. Ensuite, une fois que l'épidémie aura pris son essor, elle apparaîtra encore plus explosive que quand la distribution suit une loi de Poisson. Pour établir et stabiliser la croissance exponentielle d'une telle épidémie, il faut un apport continu de situations super-propagatrices. Ces résultats suggèrent donc que l’épidémie peut être largement maîtrisée et le nombre effectif de reproduction Reff considérablement réduit lorsque les situations super-propagatrices qui sont à l'origine de la transmission sont éliminées.

Althouse, B. M., Wenger, E. A., Miller, J. C., Scarpino, S. V., Allard, A., Hébert-Dufresne, L., & Hu, H. (2020). Stochasticity and heterogeneity in the transmission dynamics of SARS-CoV-2. arXiv preprint arXiv:2005.13689.

Pour aller plus loin

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